Benjamin Constant
De la liberté des anciens (1819)
Je me propose de vous
soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de
liberté, dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaperçues, ou
du moins trop peu remarquées.
L'une est la liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens;
l'autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux
nations modernes. Cette recherche sera intéressante, si je ne me trompe,
sous un double rapport.
Premièrement, la confusion de ces deux espèces
de libertés, a été, parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre
révolution, la cause de beaucoup de maux. La France s'est vue fatiguée
d'essais inutiles dont les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont
essayé de la contraindre à jouir du bien qu'elle ne voulait pas, et lui
ont disputé le bien qu'elle voulait.
En second lieu, appelés par notre
heureuse révolution (je l'appelle heureuse, malgré ses excès, parce que je
fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d'un
gouvernement représentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi
ce gouvernement, le seul à l'abri duquel nous puissions aujourd'hui
trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement
inconnu aux nations libres de l'antiquité.
Je sais que l'on a prétendu
en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la république de
Lacédémone
par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois; mais c'est à tort.
Le
gouvernement de Lacédémone était une aristocratie monacale, et nullement
un gouvernement représentatif. La puissance des rois était limitée, mais
elle l'était par les Ephores,
et non par des hommes investis d'une mission semblable à celle que
l'élection confère de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les
Ephores, sans doute, après avoir été institués par les rois, furent nommés
par le peuple. Mais ils n'étaient que cinq. Leur autorité était religieuse
autant que politique; ils avaient part à l'administration même du
gouvernement, c'est-à-dire au pouvoir exécutif; et par là, leur
prérogative, comme celle de presque tous les magistrats populaires dans
les anciennes républiques, loin d'être simplement une barrière contre la
tyrannie, devenait quelquefois elle-même une tyrannie insupportable.
Le
régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu'un certain parti
voudrait nous rendre, était à la fois théocratique et guerrier. Les
prêtres jouissaient d'un pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la
noblesse, possédait des privilèges bien insolents et bien oppressifs. Le
peuple était sans droits et sans garantie.
A Rome, les tribuns avaient,
jusqu'à un certain point, une mission représentative. Ils étaient les
organes de ces plébéiens que l'oligarchie, qui dans tous les siècles est
la même, avait soumis, en renversant les rois, à un si dur esclavage. Le
peuple exerçait toutefois directement une grande partie des droits
politiques. Il s'assemblait pour voter les lois, pour juger les patriciens
mis en accusation: il n'y avait donc que de faibles vestiges du système
représentatif à Rome.
Ce système est une découverte des modernes, et
vous verrez, Messieurs, que l'état de l'espèce humaine dans l'antiquité ne
permettait pas à une institution de cette nature de s'y introduire ou de
s'y établir. Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité,
ni en apprécier les avantages. Leur organisation sociale les conduisait à
désirer une liberté toute différente de celle que ce système nous
assure.
C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir
sera consacrée.
Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que de nos jours
un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis de l'Amérique,
entendent par le mot de liberté?
C'est pour chacun le droit de n'être
soumis qu'aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à
mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire
d'un ou de plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son
opinion, de choisir son industrie et de l'exercer; de disposer de sa
propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir, sans en obtenir la
permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches.
C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour
conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses
associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures
d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin,
c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du
gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains
fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes,
que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.
Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.
Celle-ci
consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties
de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la
guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités
d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les
comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître
devant tout un peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à
les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens
nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté
collective, l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de
l'ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que
nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes
les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est
accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni
sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La
faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos
droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un
sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus futiles, l'autorité
du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus. Terpandre ne
peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les Ephores
ne s'offensent.
Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le
jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa jeune épouse. A Rome, les
censeurs portent un il scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois
règlent les murs, et comme les murs tiennent à tout, il n'y a rien que
les lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain
presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous
ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre;
comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses
mouvements; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue,
condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses
supérieurs, comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé
de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté
discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au
contraire, l'individu, indépendant dans la vie privée, n'est, même dans
les Etats les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est
restreinte, presque toujours suspendue; et si à époques fixes, mais
rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et
d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour
l'abdiquer.
Je dois ici, Messieurs, m'arrêter un instant pour prévenir
une objection que l'on pourrait me faire. Il y a dans l'antiquité une
république où l'asservissement de l'existence individuelle au corps
collectif n'est pas aussi complet que je viens de le décrire. Cette
république est la plus célèbre de toutes; vous devinez que je veux parler
d'Athènes. J'y reviendrai plus tard, et en convenant de la vérité du fait,
je vous en exposerai la cause. Nous verrons pourquoi de tous les Etats
anciens, Athènes est celui qui a le plus ressemblé aux modernes. Partout
ailleurs la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, comme le dit
Condorcet, n'avaient aucune notion des droits individuels.
Les hommes n'étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi
réglait les ressorts et dirigeait les rouages. Le même assujettissement
caractérisait les beaux siècles de la république romaine; l'individu
s'était en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la
cité.
Nous allons actuellement remonter à la source de cette différence
essentielle entre les anciens et nous.
Toutes les républiques anciennes
étaient renfermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus
puissante, la plus considérable d'entre elles n'était pas égale en étendue
au plus petit des Etats modernes. Par une suite inévitable de leur peu
d'étendue, l'esprit de ces républiques était belliqueux; chaque peuple
froissait continuellement ses voisins ou était froissé par eux. Poussés
ainsi par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattaient ou
se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne
pouvaient déposer les armes sous peine d'être conquis. Tous achetaient
leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière, au prix de la
guerre. Elle était l'intérêt constant, l'occupation presque habituelle des
Etats libres de l'antiquité. Enfin, et par un résultat nécessaire de cette
manière d'être, tous ces Etats avaient des esclaves. Les professions
mécaniques, et même, chez quelques nations, les professions industrielles
étaient confiées à des mains chargées de fers.
Le monde moderne nous
offre un spectacle complètement opposé. Les moindres Etats de nos jours
sont incomparablement plus vastes que Sparte ou que Rome durant cinq
siècles. La division même de l'Europe en plusieurs Etats, est, grâce au
progrès des lumières, plutôt apparente que réelle. Tandis que chaque
peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie née des autres
familles, une masse d'hommes existe maintenant sous différents noms, et
sous divers modes d'organisation sociale, mais homogène de sa nature. Elle
est assez forte pour n'avoir rien à craindre des hordes barbares. Elle est
assez éclairée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme
est vers la paix.
Cette différence en amène une autre. La guerre est
antérieure au commerce; car la guerre et le commerce ne sont que deux
moyens différents d'atteindre le même but: celui de posséder ce que l'on
désire. Le commerce n'est qu'un hommage rendu à la force du possesseur par
l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré
ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait
toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est
l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de
sa force contre la force d'autrui, l'expose à diverses résistances et à
divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen
plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt d'un autre à consentir à ce qui
convient à son intérêt. La guerre est l'impulsion, le commerce est le
calcul. Mais par là même il doit venir une époque où le commerce remplace
la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque.
Je ne veux pas dire
qu'il n'y ait pas eu chez les anciens des peuples commerçants. Mais ces
peuples faisaient en quelque sorte exception à la règle générale. Les
bornes d'une lecture ne me permettent pas de vous indiquer tous les
obstacles qui s'opposaient alors au progrès du commerce; vous les
connaissez d'ailleurs aussi bien que moi; je n'en rapporterai qu'un seul.
L'ignorance de la boussole forçait les marins de l'antiquité à ne perdre
les côtes de vue que le moins qu'il leur était possible. Traverser les
colonnes d'Hercule, c'est-à-dire passer le détroit de Gibraltar, était
considéré comme l'entreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les
Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne l'osèrent que fort
tard, et leur exemple resta longtemps sans être imité. A Athènes dont nous
parlerons bientôt, l'intérêt maritime était d'environ soixante pour cent,
l'intérêt ordinaire n'était que de douze, tant l'idée d'une navigation
lointaine impliquait celle du danger.
De plus, si je pouvais me livrer
à une digression qui malheureusement serait trop longue, je vous
montrerais, Messieurs, par le détail des murs, des habitudes, du mode de
trafiquer des peuples commerçants de l'antiquité avec les autres peuples,
que leur commerce même était, pour ainsi dire, imprégné de l'esprit de
l'époque, de l'atmosphère de guerre et d'hostilité qui les entourait. Le
commerce alors était un accident heureux: c'est aujourd'hui l'état
ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie véritable des
nations. Elles veulent le repos; avec le repos, l'aisance; et comme
source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus
efficace de remplir leurs vux. Ses chances n'offrent plus, ni aux
individus, ni aux nations, des bénéfices qui égalent les résultats du
travail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre
heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la
richesse publique et particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse
coûte infailliblement plus qu'elle ne vaut.
Enfin, grâce au commerce, à
la religion, aux progrès intellectuels et moraux de l'espèce humaine, il
n'y a plus d'esclaves chez les nations européennes. Des hommes libres
doivent exercer toutes les professions, pourvoir à tous les besoins de la
société.
On pressent aisément, Messieurs, le résultat nécessaire de ces
différences.
Premièrement, l'étendue d'un pays diminue d'autant
l'importance politique qui échoit en partage à chaque individu. Le
républicain le plus obscur de Rome et de Sparte était une puissance. Il
n'en est pas de même du simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des
Etats-Unis. Son influence personnelle est un élément imperceptible de la
volonté sociale qui imprime au gouvernement sa direction.
En second
lieu, l'abolition de l'esclavage a enlevé à la population libre tout le
loisir qui résultait pour elle de ce que des esclaves étaient chargés de
la plupart des travaux. Sans la population esclave d'Athènes, vingt mille
Athéniens n'auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place
publique.
Troisièmement, le commerce ne laisse pas, comme la guerre,
dans la vie de l'homme, des intervalles d'inactivité. L'exercice perpétuel
des droits politiques, la discussion journalière des affaires d'Etat, les
discussions, les conciliabules, tout le cortège et tout le mouvement des
factions, agitations nécessaires, remplissage obligé, si j'ose employer ce
terme, dans la vie des peuples libres de l'antiquité, qui auraient langui,
sans cette ressource, sous le poids d'une inaction douloureuse,
n'offriraient que trouble et que fatigue aux nations modernes, où chaque
individu occupé de ses spéculations, de ses entreprises, des jouissances
qu'il obtient ou qu'il espère, ne veut en être détourné que momentanément
et le moins qu'il est possible.
Enfin le commerce inspire aux hommes un
vif amour pour l'indépendance individuelle. Le commerce subvient à leurs
besoins, satisfait leurs désirs, sans l'intervention de l'autorité. Cette
intervention est presque toujours, et je ne sais pourquoi, je dis presque,
cette intervention est toujours un dérangement et une gêne. Toutes les
fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spéculations
particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que les
gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus
dispendieusement que nous.
Je vous ai dit, Messieurs, que je vous
parlerais d'Athènes, dont on pourrait opposer l'exemple à quelques-unes de
mes assertions, et dont l'exemple, au contraire, va les confirmer
toutes.
Athènes, comme je l'ai déjà reconnu, était de toutes les
républiques grecques la plus commerçante,
aussi accordait-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté
individuelle que Rome et que Sparte.
Si je pouvais entrer dans des détails historiques, je vous ferais voir que
le commerce avait fait disparaître de chez les Athéniens plusieurs des
différences qui distinguent les peuples anciens des peuples modernes.
L'esprit des commerçants d'Athènes était pareil à celui des commerçants de
nos jours. Xénophon nous apprend que, durant la guerre du Péloponnèse, ils
sortaient leurs capitaux du continent de l'Attique, et les envoyaient dans
les îles de l'Archipel.
Le commerce avait créé chez eux la circulation. Nous remarquons dans
Isocrate des traces de l'usage des lettres de change.
Aussi, observez combien leurs murs ressemblaient aux nôtres. Dans leurs
relations avec les femmes, vous verrez (je cite encore Xénophon), les
époux satisfaits quand la paix et une amitié décente règnent dans
l'intérieur du ménage, tenir compte à l'épouse trop fragile de la tyrannie
de la nature, fermer les yeux sur l'irrésistible pouvoir des passions,
pardonner la première faiblesse et oublier la seconde.
Dans leurs rapports avec les étrangers, on les verra prodiguer les droits
de cité à quiconque, se transportant chez eux avec sa famille, établit un
métier ou une fabrique; enfin on sera frappé de leur amour excessif pour l'indépendance
individuelle. A Lacédémone, dit un philosophe,
les citoyens accourent lorsqu'un magistrat les appelle; mais un Athénien
serait au désespoir qu'on le crût dépendant d'un magistrat.
Cependant
comme plusieurs des autres circonstances qui décidaient du caractère des
nations anciennes existaient aussi à Athènes; comme il y avait une
population esclave, et que le territoire était fort resserré, nous y
trouvons des vestiges de la liberté propre aux anciens. Le peuple fait les
lois, examine la conduite des magistrats, somme Périclès de rendre des
comptes, condamne à mort tous les généraux qui avaient commandé au combat
des Arginuses. En même temps, l'ostracisme, arbitraire légal et vanté par
tous les législateurs de l'époque, l'ostracisme, qui nous paraît et doit
nous paraître une révoltante iniquité, prouve que l'individu était encore
bien asservi à la suprématie du corps social à Athènes, qu'il ne l'est de
nos jours dans aucun Etat social libre de l'Europe.
Il résulte de ce
que je viens d'exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des
anciens, qui se composait de la participation active et constante au
pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la
jouissance paisible de l'indépendance privée. La part que, dans
l'antiquité, chacun prenait à la souveraineté nationale, n'était point,
comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait
une influence réelle; l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et
répété. En conséquence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de
sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques, et de leur
part dans l'administration de l'Etat. Chacun, sentant avec orgueil tout ce
que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance
personnelle, un ample dédommagement.
Ce dédommagement n'existe plus
aujourd'hui pour nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit
presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint
sur l'ensemble; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération.
L'exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu'une partie des
jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de
la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communication des
peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens du bonheur
particulier.Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que
les anciens à notre indépendance individuelle. Car les anciens, lorsqu'ils
sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins
pour obtenir plus; tandis qu'en faisant le même sacrifice nous donnerions
plus pour obtenir moins.
Le but des anciens était le partage du pouvoir
social entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était là ce qu'ils
nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les
jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par
les institutions à ces jouissances.
J'ai dit en commençant que, faute
d'avoir aperçu ces différences, des hommes bien intentionnés, d'ailleurs,
avaient causé des maux infinis durant notre longue et orageuse révolution.
A Dieu ne plaise que je leur adresse des reproches trop sévères: leur
erreur même était excusable. On ne saurait lire les belles pages de
l'antiquité, l'on ne se retrace point les actions de ces grands hommes,
sans ressentir je ne sais quelle émotion d'un genre particulier, que ne
fait éprouver rien de ce qui est moderne. Les vieux éléments d'une nature,
antérieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces
souvenirs. Il est difficile de ne pas regretter ces temps où les facultés
de l'homme se développaient dans une direction tracée d'avance, mais dans
une carrière si vaste, tellement forte de leur propre force, et avec un
tel sentiment d'énergie et de dignité; et lorsqu'on se livre à ces
regrets, il est impossible de ne pas vouloir imiter ce qu'on
regrette.
Cette impression était profonde, surtout lorsque nous vivions
sous des gouvernements abusifs, qui, sans être forts, étaient vexatoires,
absurdes en principes, misérables en action; gouvernements qui avaient
pour ressort l'arbitraire, pour but, le rapetissement de l'espèce humaine,
et que certains hommes osent nous vanter encore aujourd'hui, comme si nous
pouvions oublier jamais que nous avons été témoins et victimes de leur
obstination, de leur impuissance et de leur renversement. Le but de nos
réformateurs fut noble et généreux. Qui d'entre nous n'a pas senti son
cur battre d'espérance à l'entrée de la route qu'ils semblaient ouvrir?
Et malheur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin de déclarer que
reconnaître quelques erreurs commises par nos premiers guides, ce n'est
pas flétrir leur mémoire, ni désavouer des opinions que les amis de
l'humanité ont professé d'âge en âge!
Mais ces hommes avaient puisé
plusieurs de leurs théories dans les ouvrages de deux philosophes, qui ne
s'étaient pas doutés eux-mêmes des modifications apportées par deux mille
ans aux dispositions du genre humain. J'examinerai peut-être une fois le
système du plus illustre de ces philosophes, de J. J. Rousseau, et je
montrerai qu'en transportant dans nos temps modernes une étendue de
pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d'autres
siècles, ce génie sublime qu'animait l'amour le plus pur de la liberté a
fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d'un genre de tyrannie.
Sans doute, en relevant ce que je considère comme une méprise importante à
dévoiler, je serai circonspect dans ma réfutation et respectueux dans mon
blâme. J'éviterai certes de me joindre aux détracteurs d'un grand homme.
Quand le hasard fait qu'en apparence je me rencontre avec eux sur un seul
point, je suis en défiance de moi-même; et pour me consoler de paraître un
instant de leur avis, sur une question unique et partielle, j'ai besoin de
désavouer et de flétrir autant qu'il est en moi ces prétendus
auxiliaires.
Cependant l'intérêt de la vérité doit l'emporter sur des
considérations que rendent si puissantes l'éclat d'un talent prodigieux et
l'autorité d'une immense renommée. Ce n'est d'ailleurs point à Rousseau,
comme on le verra, que l'on doit principalement attribuer l'erreur que je
vais combattre: elle appartient bien plus à l'un de ses successeurs,
moins éloquent, mais non moins austère, et mille fois plus exagéré. Ce
dernier, l'abbé de Mably, peut être regardé comme le représentant du
système qui, conformément aux maximes de la liberté antique, veut que les
citoyens soient complètement assujettis pour que la nation soit
souveraine, et que l'individu soit esclave pour que le peuple soit
libre.
L'abbé de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup d'autres,
avait, d'après les anciens, pris l'autorité du corps social pour la
liberté, et tous les moyens lui paraissaient bons pour étendre l'action de
cette autorité sur cette partie récalcitrante de l'existence humaine, dont
il déplorait l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses
ouvrages, c'est que la loi ne puisse atteindre que les actions. Il aurait
voulu qu'elle atteignît les pensées, les impressions les plus passagères,
qu'elle poursuivît l'homme sans relâche et sans lui laisser un asile où il
pût échapper à son pouvoir. A peine apercevait-il, n'importe chez quel
peuple, une mesure vexatoire, qu'il pensait avoir fait une découverte, et
qu'il la proposait pour modèle; il détestait la liberté individuelle
comme on déteste un ennemi personnel; et dès qu'il rencontrait dans
l'histoire une nation qui en était bien complètement privée, n'eût-elle
point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il
s'extasiait sur les Egyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux était
réglé par la loi jusqu'aux délassements, jusqu'aux besoins; tout pliait
sous l'empire du législateur; tous les moments de la journée étaient
remplis par quelque devoir. L'amour même était sujet à cette intervention
respectée, et c'était la loi qui, tour à tour, ouvrait et fermait la
couche nuptiale.
Sparte, qui réunissait des formes républicaines au
même asservissement des individus, excitait dans l'esprit de ce philosophe
un enthousiasme plus vif encore. Ce vaste couvent lui paraissait l'idéal
d'une parfaite république. Il avait pour Athènes un profond mépris, et il
aurait dit volontiers de cette nation, la première de la Grèce, ce qu'un
académicien grand seigneur disait de l'Académie française: «Quel
épouvantable despotisme! Tout le monde y fait ce qu'il veut.» Je dois
ajouter que ce grand seigneur parlait de l'Académie telle qu'elle était il
y a trente ans.
Montesquieu, doué d'un esprit observateur parce qu'il
avait une tête moins ardente, n'est pas tombé tout à fait dans les mêmes
erreurs. Il a été frappé des différences que j'ai rapportées, mais il n'en
a pas démêlé la cause véritable.
« Les politiques grecs,
dit-il, qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnaissaient
d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent
que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe
même.»
Il attribue cette
différence à la république et à la monarchie; il faut l'attribuer à
l'esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des
républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul
ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir. Le peuple le
plus attaché de nos jours à sa liberté, avant l'affranchissement de la
France, était aussi le peuple le plus attaché à toutes les jouissances de
la vie; et il tenait à sa liberté, surtout parce qu'il y voyait la
garantie des jouissances qu'il chérissait. Autrefois, là où il y avait
liberté, l'on pouvait supporter les privations; maintenant partout où il
y a privation, il faut l'esclavage pour qu'on s'y résigne. Il serait plus
possible aujourd'hui de faire d'un peuple d'esclaves un peuple de
Spartiates, que de former des Spartiates pour la liberté.
Les hommes
qui se trouvèrent portés par le flot des événements à la tête de notre
révolution, étaient par une suite nécessaire de l'éducation qu'ils avaient
reçue, imbus des opinions antiques et devenues fausses, qu'avaient mises
en honneur les philosophes dont j'ai parlé. La métaphysique de Rousseau,
au milieu de laquelle paraissaient tout à coup, comme des éclairs, des
vérités sublimes et des passages d'une éloquence entraînante; l'austérité
de Mably, son intolérance, sa haine contre toutes les passions humaines,
son avidité de les asservir toutes, ses principes exagérés sur la
compétence de la loi, la différence de ce qu'il recommandait et de ce qui
avait existé, ses déclamations contre les richesses et même contre la
propriété, toutes ces choses devaient charmer des hommes échauffés par une
victoire récente, et qui, conquérants de la puissance légale, étaient bien
aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était pour eux une
autorité précieuse que celle de deux écrivains qui, désintéressés dans la
question, et prononçant anathème contre le despotisme des hommes, avaient
rédigé en axiomes le texte de la loi. Ils voulurent donc exercer la force
publique, comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis
exercée dans les Etats libres. Ils crurent que tout devait encore céder
devant la volonté collective, et que toutes les restrictions aux droits
individuels seraient amplement compensés par la participation au pouvoir
social.
Vous savez, messieurs, ce qui en est résulté. Des institutions
libres, appuyées sur la connaissance de l'esprit du siècle, auraient pu
subsister. L'édifice renouvelé des anciens s'est écroulé, malgré beaucoup
d'efforts et beaucoup d'actes héroïques qui ont droit à l'admiration.
C'est que le pouvoir social blessait en tous sens l'indépendance
individuelle sans en détruire le besoin. La nation ne trouvait point
qu'une part idéale à une souveraineté abstraite valût les sacrifices qu'on
lui commandait. On lui répétait vainement avec Rousseau: les lois de la
liberté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans.
Elle ne voulait pas de ces lois austères, et, dans sa lassitude, elle
croyait quelquefois que le joug des tyrans serait préférable. L'expérience
est venue et l'a détrompée. Elle a vu que l'arbitraire des hommes était
pire encore que les plus mauvaises lois. Mais les lois aussi doivent avoir
leurs limites.
Si je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager
l'opinion que, dans ma conviction, ces faits doivent produire, vous
reconnaîtrez avec moi la vérité des principes
suivants:
L'indépendance individuelle est le premier des besoins
modernes. En conséquence, il ne faut jamais en demander le sacrifice pour
établir la liberté politique.
Il s'ensuit qu'aucune des institutions
nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient
la liberté individuelle, n'est admissible dans les temps
modernes.
Cette vérité, Messieurs, semble d'abord superflue à établir.
Plusieurs gouvernements de nos jours ne paraissent guère enclins à imiter
les républiques de l'antiquité. Cependant, quelque peu de goût qu'ils
aient pour les institutions républicaines, il y a de certains usages
républicains pour lesquels ils éprouvent je ne sais quelle affection. Il
est fâcheux que ce soient précisément ceux qui permettent de bannir,
d'exiler, de dépouiller. Je me souviens qu'en 1802 on glissa, dans une loi
sur les tribunaux spéciaux, un article qui introduisait en France
l'ostracisme grec, et Dieu sait combien d'éloquents orateurs, pour faire
admettre cet article, qui cependant fut retiré, nous parlèrent de la
liberté d'Athènes, et de tous les sacrifices que les individus devaient
faire pour conserver cette liberté! De même, à une époque bien plus
récente, lorsque des autorités craintives essayaient d'une main timide de
diriger les élections à leur gré, un journal, qui n'est pourtant point
entaché de républicanisme, proposa de faire revivre la censure romaine,
pour écarter les candidats dangereux.
Je crois donc ne pas m'engager
dans une digression inutile, si, pour appuyer mon assertion, je dis
quelques mots de ces deux institutions si vantées.
L'ostracisme d'Athènes
reposait sur l'hypothèse que la société a toute autorité sur ses membres.
Dans cette hypothèse, il pouvait se justifier; et dans un petit Etat, où
l'influence d'un individu, fort de son crédit, de sa clientèle, de sa
gloire, balançait souvent la puissance de la masse, l'ostracisme pouvait
avoir une apparence d'utilité. Mais, parmi nous, les individus ont des
droits que la société doit respecter, et l'influence individuelle est,
comme je l'ai déjà observé, tellement perdue dans une multitude
d'influences, égales ou supérieures, que toute vexation, motivée sur la
nécessité de diminuer cette influence, est inutile et par conséquent
injuste. Nul n'a le droit d'exiler un citoyen, s'il n'est pas condamné par
un tribunal régulier, d'après une loi formelle qui attache la peine de
l'exil à l'action dont il est coupable. Nul n'a le droit d'arracher le
citoyen à sa patrie, le propriétaire à ses terres, le négociant à son
commerce, l'époux à son épouse, le père à ses enfants, l'écrivain à ses
méditations studieuses, le vieillard à ses habitudes. Tout exil politique
est un attentat politique. Tout exil prononcé par une assemblée pour de
prétendus motifs de salut public, est un crime de cette assemblée contre
le salut public, qui n'est jamais que dans le respect des lois, dans
l'observance des formes, et dans le maintien des garanties.
La censure
romaine supposait, comme l'ostracisme, un pouvoir discrétionnaire. Dans
une république dont tous les citoyens, maintenus par la pauvreté dans une
simplicité extrême de murs, habitaient la même ville, n'exerçaient aucune
profession qui détournât leur attention des affaires de l'Etat, et se
trouvaient ainsi constamment spectateurs et juges du pouvoir public, la
censure pouvait d'une part avoir plus d'influence, et de l'autre,
l'arbitraire des censeurs était contenu par une espèce de surveillance
morale exercée contre eux. Mais aussitôt que l'étendue de la république,
la complication des relations sociales, et les raffinements de la
civilisation, eurent enlevé à cette institution ce qui lui servait à la
fois de base et de limite, la censure dégénéra, même à Rome. Ce n'était
donc pas la censure qui avait créé les bonnes murs; c'était la
simplicité des murs qui constituait la puissance et l'efficacité de la
censure.
En France, une institution aussi arbitraire que la censure,
serait à la fois inefficace et intolérable. Dans l'état présent de la
société, les murs se composent de nuances fines, ondoyantes,
insaisissables, qui se dénatureraient de mille manières, si l'on tentait
de leur donner plus de précision. L'opinion seule peut les atteindre;
elle seule peut les juger, parce qu'elle est de même nature. Elle se
soulèverait contre toute autorité positive qui voudrait lui donner plus de
précision. Si le gouvernement d'un peuple voulait, comme les censeurs de
Rome, flétrir un citoyen par une décision discrétionnaire, la nation
entière réclamerait contre cet arrêt en ne ratifiant pas les décisions de
l'autorité.
Ce que je viens de dire de la transplantation de la censure
dans les temps modernes, s'applique à bien d'autres parties de
l'organisation sociale, sur lesquelles on nous cite l'antiquité plus
fréquemment encore, et avec bien plus d'emphase. Telle est l'éducation,
par exemple. Que ne nous dit-on pas sur la nécessité de permettre que le
gouvernement s'empare des générations naissantes pour les façonner à son
gré, et de quelles citations érudites n'appuie-t-on pas cette théorie?
Les Perses, les Égyptiens, et la Gaule, et la Grèce, et l'Italie viennent
tour à tour figurer à nos regards! Eh! Messieurs, nous ne sommes ni des
Perses, soumis à un despote, ni des Égyptiens, subjugués par des prêtres,
ni des Gaulois, pouvant être sacrifiés par leurs druides, ni enfin des
Grecs et des Romains que leur part à l'autorité sociale consolait de
l'asservissement privé. Nous sommes des modernes, qui voulons jouir,
chacun, de nos droits; développer, chacun, nos facultés comme bon nous
semble, sans nuire à autrui; veiller sur le développement de ces facultés
dans les enfants que la nature confie à notre affection, d'autant plus
éclairée qu'elle est plus vive, et n'ayant besoin de l'autorité que pour
tenir d'elle les moyens généraux d'instruction qu'elle peut rassembler;
comme les voyageurs acceptent d'elle les grands chemins, sans être dirigés
par elle dans la route qu'ils veulent suivre. La religion aussi est
exposée à ces souvenirs des autres siècles. De braves défenseurs de
l'unité de doctrine nous citent les lois des anciens contre les dieux
étrangers, et appuient les droits de l'église catholique de l'exemple des
Athéniens qui firent périr Socrate pour avoir ébranlé le polythéisme, et
de celui d'Auguste, qui voulait qu'on restât fidèle au culte de ses pères,
ce qui fit que, peu de temps après, on livra aux bêtes les premiers
chrétiens.
Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour certaines
réminiscences antiques. Puisque nous vivons dans les temps modernes, je
veux la liberté convenable aux temps modernes; et puisque nous vivons sous
des monarchies, je supplie humblement ces monarchies de ne pas emprunter
aux républiques anciennes des moyens de nous opprimer.
La liberté
individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté
politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent
indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier, comme
ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté
politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une; et quand on
y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre.
Vous voyez,
Messieurs, que mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de
la liberté politique. Je ne tire point des faits que j'ai remis sous vos
yeux les conséquences que quelques hommes en tirent. De ce que les anciens
ont été libres, et de ce que nous ne pouvons plus être libres comme les
anciens, ils en concluent que nous sommes destinés à être esclaves. lIs
voudraient constituer le nouvel état social avec un petit nombre
d'éléments qu'ils disent seuls appropriés à la situation du monde actuel.
Ces éléments sont des préjugés pour effrayer les hommes, de l'égoïsme pour
les corrompre, de la frivolité pour les étourdir, des plaisirs grossiers
pour les dégrader, du despotisme pour les conduire; et, il le faut bien,
des connaissances positives et des sciences exactes pour servir plus
adroitement le despotisme. Il serait bizarre que tel fût le résultat de
quarante siècles durant lesquels l'esprit humain a conquis plus de moyens
moraux et physiques; je ne puis le penser.
Je tire des différences qui
nous distinguent de l'antiquité, des conséquences tout opposées. Ce n'est
point la garantie qu'il faut affaiblir, c'est la jouissance qu'il faut
étendre. Ce n'est point à la liberté politique que je veux renoncer; c'est
la liberté civile que je réclame avec d'autres formes de liberté
politique. Les gouvernements n'ont pas plus qu'autrefois le droit de
s'arroger un pouvoir illégitime. Mais les gouvernements qui partent d'une
source légitime ont de moins qu'autrefois le droit d'exercer sur les
individus une suprématie arbitraire. Nous possédons encore aujourd'hui les
droits que nous eûmes de tout temps, ces droits éternels à consentir les
lois, à délibérer sur nos intérêts, à être partie intégrante du corps
social dont nous sommes membres. Mais les gouvernements ont de nouveaux
devoirs. Les progrès de la civilisation, les changements opérés par les
siècles, commandent à l'autorité plus de respect pour les habitudes, pour
les affections, pour l'indépendance des individus. Elle doit porter sur
tous ces objets une main plus prudente et plus légère.
Cette réserve de
l'autorité, qui est dans ses devoirs stricts, est également dans ses
intérêts bien entendus; car si la liberté qui convient aux modernes est
différente de celle qui convenait aux anciens, le despotisme qui était
possible chez les anciens n'est plus possible chez les modernes. De ce que
nous sommes souvent plus distraits de la liberté politique qu'ils ne
pouvaient l'être, et dans notre état ordinaire, moins passionnés pour
elle, il peut s'ensuivre que nous négligions quelquefois trop, et toujours
à tort, les garanties qu'elle nous assure; mais en même temps, comme nous
tenons beaucoup plus à la liberté individuelle que les anciens, nous la
défendrons, si elle est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse et de
persistance; et nous avons pour la défense des moyens que les anciens
n'avaient pas.Le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre
existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant
plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre; mais le
commerce rend aussi l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce
qu'il change la nature de la propriété, qui devient, parce ce changement,
presque insaisissable.
Le commerce donne à la propriété une qualité
nouvelle: la circulation; sans circulation, la propriété n'est qu'un
usufruit; l'autorité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut
enlever la jouissance; mais la circulation met un obstacle invisible et
invincible à cette action du pouvoir social.
Les effets du commerce
s'étendent encore plus loin; non seulement il affranchit les individus,
mais en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.
L'argent, dit
un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme; mais il
est en même temps son frein le plus puissant; le crédit est soumis à
l'opinion; la force est inutile, l'argent se cache ou s'enfuit; toutes
les opérations de l'Etat sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même
influence chez les anciens; leurs gouvernements étaient plus forts que
les particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs
politiques de nos jours; la richesse est une puissance plus disponible
dans tous les instants, plus applicable à tous les intérêts, et par
conséquent bien plus réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse
récompense; on échappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les
faveurs de la richesse, il faut la servir; celle-ci doit
l'emporter.
Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle
est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent
au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la
vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des murs
et des habitudes à peu près pareilles; les chefs peuvent être ennemis;
les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous
faut la liberté, et nous l'aurons; mais comme la liberté qu'il nous faut
est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre
organisation que celle qui pourrait convenir à la liberté antique. Dans
celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice de
ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté
dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques
nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera
précieuse.
De là vient, Messieurs, la nécessité du système
représentatif. Le système représentatif n'est autre chose qu'une
organisation à l'aide de laquelle une nation se décharge sur quelques
individus de ce qu'elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. Les
individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires; les hommes riches
prennent des intendants. C'est l'histoire des nations anciennes et des
nations modernes. Le système représentatif est une procuration donnée à un
certain nombre d'hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts
soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de les défendre
toujours lui-même. Mais, à moins d'être insensés, les hommes riches qui
ont des intendants, examinent, avec attention et sévérité, si ces
intendants font leur devoir, s'ils ne sont ni négligents, ni corruptibles,
ni incapables; et pour juger de la gestion de ces mandataires, les
commettants qui ont de la prudence, se mettent bien au fait des affaires
dont ils leur confient l'administration. De même, les peuples, qui dans le
but de jouir de la liberté qui leur convient, recourent au système
représentatif, doivent exercer une surveillance active et constante sur
leurs représentants, et se réserver à des époques, qui ne soient pas
séparées par de trop longs intervalles, le droit de les écarter s'ils ont
trompé leurs vux, et de révoquer les pouvoirs dont ils auraient
abusé.
Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique,
il s'ensuit qu'elle est aussi menacée d'un danger d'espèce
différente.
Le danger de la liberté antique était qu'attentifs
uniquement à s'assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent
trop bon marché des droits et des jouissances individuelles.
Le danger
de la liberté moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre
indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers,
nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le
pouvoir politique.
Les
dépositaires de l'autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si
disposés à nous épargner toute espèce de peine, exceptée celle d'obéir et
de payer! Ils nous diront: «Quel est au fond le but de tous vos efforts,
le motif de vos travaux, l'objet de vos espérances? N'est-ce pas le
bonheur? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le
donnerons.» Non, Messieurs, ne laissons pas faire. Quelque touchant que
soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans ses limites.
Qu'elle se borne à être juste; nous nous chargerons d'être
heureux.
Pourrions-nous l'être par des jouissances, si ces jouissances
étaient séparées des garanties? Où trouverions-nous ces garanties, si
nous renoncions à la liberté politique? Y renoncer, Messieurs, serait une
démence semblable à celle d'un homme, qui, sous prétexte qu'il n'habite
qu'au premier étage, prétendrait bâtir sur le sable un édifice sans
fondement.
D'ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur de
quelque genre qu'il puisse être soit le but unique de l'espèce humaine?
En ce cas, notre carrière serait bien étroite, et notre destination bien
peu relevée. Il n'est pas un de nous qui, s'il voulait descendre,
restreindre ses facultés morales, rabaisser ses désirs, abjurer
l'activité, la gloire, les émotions généreuses et profondes, ne pût
s'abrutir et être heureux. Non, Messieurs, j'en atteste cette partie
meilleure de notre nature, cette noble inquiétude qui nous poursuit et qui
nous tourmente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de développer nos
facultés: ce n'est pas au bonheur seul, c'est au perfectionnement que
notre destin nous appelle; et la liberté politique est le plus puissant,
le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait
donné.
La liberté politique soumettant à tous les citoyens, sans
exception, l'examen et l'étude de leurs intérêts les plus sacrés, agrandit
leur esprit, anoblit leurs pensées, établit entre eux tous une sorte
d'égalité intellectuelle qui fait la gloire et la puissance d'un
peuple.
Aussi, voyez comme une nation grandit à la première institution
qui lui rend l'exercice régulier de la liberté politique. Voyez nos
concitoyens de toutes les classes, de toutes les professions, sortant de
la sphère de leurs travaux habituels, et de leur industrie privée, se
trouver soudain au niveau des fonctions importantes que la constitution
leur confie, choisir avec discernement, résister avec énergie, déconcerter
la ruse, braver la menace, résister noblement à la séduction. Voyez le
patriotisme pur, profond et sincère triomphant dans nos villes et
vivifiant jusqu'à nos hameaux, traversant nos ateliers, ranimant nos
campagnes, pénétrant du sentiment de nos droits et de la nécessité des
garanties l'esprit juste et droit du cultivateur utile et du négociant
industrieux, qui, savants dans l'histoire des maux qu'ils ont subis, et
non moins éclairés sur les remèdes qu'exigent ces maux, embrassent d'un
regard la France entière, et, dispensateurs de la reconnaissance
nationale, récompensent par leurs suffrages, après trente années, la
fidélité aux principes, dans la personne du plus illustre des défenseurs
de la liberté.
Loin
donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de libertés dont je
vous ai parlé, il faut, je l'ai démontré, apprendre à les combiner l'une
avec l'autre. Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de
l'histoire des républiques du Moyen Age,
doivent accomplir les destinées de l'espèce humaine; elles atteignent
d'autant mieux leur but qu'elles élèvent le plus grand nombre possible de
citoyens à la plus haute dignité morale.
L'uvre du législateur n'est
point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même
que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que
les institutions achèvent l'éducation morale des citoyens. En respectant
leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant
point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence
sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et
par leurs suffrages à l'exercice du pouvoir, leur garantir un droit de
contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les
formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner
à la fois et le désir et la faculté de s'en acquitter.
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